(suite)
Nous allons examiner dans cette partie le Rapport de M. Labiche ( Avocat et Sénateur) au Sénat à propos de la loi du 7 avril 1900 et voir ainsi ce que dit le Législateur lui-même. Tout d'abord, quelques dates clés:
Travaux préparatoires.
— Chambre des députés.
20 janvier 1894, dépôt par M. Rouanet d’une proposition de loi concernant la modification du taux de l'intérêt (légal et conventionnel) de l’argent (insérée au compte rendu de la séance de la Chambre, J. off du 21 janv., Déb. pari. Chambre, p. 57);
— du même jour, dépôt par M. Lacombe d’une proposition de loi relative au taux de l’intérêt légal de l’argent (ld., ib.).
Renvoi à la commission d’initiative parlementaire;
— 17 février, dépôt par M. .Jourdan, au nom de cette commission, d’un rapport tendant à la prise en considération (J. off. du 4 mars, Doc. pari. Chambre, p. 180, annexe 396) ;
— 27 octobre, prise en considération (J. off. du 28, Déb. pari. Chambre, p. 1688 ) ;
— 29 novembre, dépôt par M. Sarrien d’un rapport sur les deux propositions (Id. du 10 décembre, Doc. pari. Chambre, p. 2010, annexe 1029);
— 26 novembre 1897, 1ere délibération et adoption (Id. du 27 novembre, Déb. pari. Chambre, p. 2573) ;
— 9 décembre, 2eme délibération et adoption (Id. du 10 décembre, ibid., p. 2797).
Sénat. 14 décembre 1897, transmission du projet (J. off. du 15 décembre, Déb. pari. Sénat, p. 1409);
- 9 Juin 1899, dépôt d'un rapport modificatif par M. Labiche (Id. du 20 juillet 1899, Doc. Parl. Sénat, p. 387, annexe 156);
- 28 juin, 1ere délibération et adoption (Id. du 28 juin, Déb. pari. Sénat, p. 765);
- 3 Juillet, 2eme délibération et adoption (Id. du 4 juillet, ibid., p. 830).
Chambre des députés. 14 novembre 1899, transmission (J. off. du 15, Déb. pari. Ch., p. 1820, et Id. du 4 décembre, Doc. pari. Chambre, p. 32, annexe 1172);
- 23 mars 1900, dépôt d'un rapport par M. A. Legrand (J. off. du 15 avril , Doc. pari. Chambre , p. 717, annexe 1358 ) ;
- 30 mars, déclaration d'urgence et adoption (Id. du 31 mars. Déb., pari. Chambre, p. 1031).
7 avril 1900, promulgation (J. off. du 10 avril p. 2217). =========================================================
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Annexe au procès-verbal de la séance du 9 juin 1899.
RAPPORT FAIT Au nom de la Commission chargée d'examiner la, proposition de loi, ADOPTÉE PAR LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS, concernant le taux de l'intérêt légal de l'argent, PAR M. ÉMILE LABICHE Sénateur, Année 1899, session ordinaire, N°156,
IMPRESSIONS, PROJETS DE LOIS, PROPOSITIONS, RAPPORTS, ETC, TOME TROISIÈME, N° 108 à 294 Du 9 Mai au 23 Décembre 1899, P. MOUILLOT, IMPRIMEUR DU SENAT, Palais du Luxembourg 1900
MESSIEURS,
Dans ses séances des 25 novembre et 9 décembre 1897,
la Chambre des Députés a adopté une proposition concernant le taux de l'intérêt légal de l'argent, régi actuellement par la loi du 3 septembre 1807.
Historique de la proposition Déjà, en 1891, un projet de réduction du taux de l'intérêt légal a 4 pour cent en matière civil , et à 5 pour cent en matière de commerce, avait été présenté à la Chambre par M. Etcheverry et voté en première délibération le 21 mars 1893 ; l'expiration des pouvoirs de la Chambre ne lui permit pas de l'adopter en seconde délibération.
La Chambre a été de nouveau saisie de la question le 20 janvier 1894 par deux propositions.
La première de M. Rouanet et de plusieurs de ses collègues, avait à la fois pour objet la réduction à 4 pour cent de l’intérêt conventionnel en matière civile et l’abaissement de l’intérêt légal à 4 pour cent en matière civile et à 5 pour cent en matière commerciale.
La seconde, de M. Lacombe et de plusieurs de ses collègues, n’avait pour objet que l’abaissement de l’intérêt légal à 4 pour cent en matière civile et à 5 pour cent en matière commerciale.
Ces deux propositions furent prises en considération sur un rapport de M. Jourdan (du Var) du 17 février 1894. La Commission chargée de les examiner proposa, par le rapport de M. Sarrien, du 20 novembre 1894, de ne pas adopter la réduction du taux de l’intérêt conventionnel en matière civile, en se déclarant favorable, en principe, à la liberté de l’intérêt en matière civile comme en matière commerciale, mais en même temps la Commission conclut à l’abaissement de l’intérêt légal à 3 pour cent en matière civile et à 4 pour cent en matière commerciale.
Les 25 novembre et 9 décembre 1897 la proposition de loi fut adoptée sans discussion, conformément aux conclusions du rapport de M. Sarrien. Elle a été transmise au Sénat le 10 décembre 1897.
Enquête près des Cours et Tribunaux Dès ses premières réunions, la Commission sénatoriale constata l’utilité d’une enquête près des Cours d’appel et des Tribunaux afin de connaître leur opinion sur la modification à apporter à la loi du 3 septembre 1807.
Cette loi limitait le taux de l’intérêt conventionnel à 5 pour cent en matière civile et à 6 pour cent en matière de commerce. Elle fixait aux mêmes taux l'intérêt légal.
La loi du 12 janvier 1886 a supprimé toute limitation de l’intérêt conventionnel en matière commerciale, mais elle n’a apporté aucune modification à la loi de 1807, en ce qui concerne l’intérêt conventionnel en matière civile, ni à la fixation de l’intérêt légal. Le rapport au Sénat de M. Emile Labiche, du 30 juillet 1885, résume l’état des législations étrangères sur ces questions.
L’avis demandé aux Cours et Tribunaux par la Commission sénatoriale portait :
1° Sur l’opportunité et, le cas échéant, sur l’étendue des modifications à apporter à la règle posée dans l’article 2 de la loi du 3 sptembre 1807 (intérêt légal) ;
2° Sur l’utilité d’une disposition qui laisserait aux tribunaux la faculté d’allouer aux créanciers, dans les cas prévus par l’article 1153 du Code civil, un intérêt supérieur au taux légal, sans toutefois que ce taux puisse dépasser 5 0/0 en matière civile, 6 0/0 en matière commerciale.
L’enquête a eu lieu dans le cours de l’année dernière.
Les résultats ont été communiqués au Conseil d’État dont l’avis motivé, délibéré et voté les 14 et 19 janvier 1899, a été transmis à votre Commission le 25 février dernier.
Avant de dégager les résultats des très nombreuses et intéressantes délibérations qui résument cette enquête, il est utile de préciser l’objet de la proposition de loi.
Objet de la proposition de loi On doit d’abord rappeler qu’il ne s’agit nullement, ainsi que quelques tribunaux l’ont supposé, d’apporter une modification aux dispositions légales qui régissent actuellement le taux de l’intérêt conventionnel.
La proposition adoptée par la Chambre a uniquement pour objet la détermination du taux de l’intérêt légal, c’est-à-dire de l’intérêt dû en l’absence de toute convention.
Cet intérêt légal prend le nom d’intérêt moratoire quand il est accordé en cas de retard du paiement d’une certaine somme d’argent (art. 1153).
Il prend le nom d’intérêt compensatoire quand il court de plein droit dans certains cas fixés par la loi, soit à raison de la qualité des personnes, soit à raison du bénéfice que procure au débiteur la possession d’un capital. Ces cas sont nombreux ; on peut citer, comme exemples, ceux qui sont prévus par le Code civil :
Articles 455 456 (Emploi de l’excédent des revenus du mineur),
— 474 (Compte de tutelle),
— 1378 (Répétition de la somme induement payée),
— 1440-1548 (Dot),
— 1652 (Paiement du prix),
— 1846 (Apport social),
— 1996-2001 (Mandat),
Et pour le Code de commerce, article 184 (Lettre de change).
Convient-il d’abaisser le taux de ces intérêts légaux qui sont actuellement fixés par l’article 2 de la loi du 3 septembre 1807, à 5 pour cent en matière civile, à 6 pour cent en matière commerciale ?
Et dans ce cas quel est le taux qu’il convient de fixer ?
RÉSUMÉ DE L’ENQUÊTE Première question soumise à l'enquête. Opportunité et, le cas échéant, étendue des modifications à apporter à la loi de 1807 sur l'intérêt légal. Les corps judiciaires consultés sur cette question ont émis des avis motivés qui peuvent se résumer dans l’un des trois systèmes suivants :
1er Maintien du statu quo.
2e Adoption des taux de 3 pour cent et de 4 pour cent fixés par la Chambre.
3e Opinion intermédiaire consistant à abaisser le taux de l’intérêt légal à 4 pour cent en matière civile et à 5 pour cent en matière commerciale.
PREMIER SYSTEME. — Maintien du statu quo.
Les partisans du statu quo sont de beaucoup les moins nombreux.
Leur système repose sur les deux considérations principales suivantes :
La baisse de l’intérêt des capitaux est incontestable, mais elle peut n’être que temporaire.
Il n’y a aucune assimilation à établir entre les placements en rentes sur l’Etat ou en valeurs des grandes Compagnies et les placements sur des particuliers, placements dont la sécurité est souvent douteuse, dont, en tous cas, la réalisation est beaucoup moins facile.
Au premier argument on a répondu :
Sans doute la baisse de l'intérêt peut n’être que temporaire, mais l'abaissement de l’intérêt n’a pas nécessairement un caractère de permanence absolue.
Dans le cas, peu probable, d’un relèvement considérable et durable de l’intérêt jusqu’au taux déjà existant en 1807, rien n’empêcherait le législateur de prendre les mesures nécessaires pour mettre le taux de l’intérêt légal en rapport avec le taux habituel du loyer des capitaux.
Quant au second argument, on doit sans doute admettre que l’intérêt légal ne peut être assimilé aux intérêts des placements qui possèdent le double avantage de présenter une sécurité absolue et de permettre une réalisation immédiate, on doit néanmoins reconnaître que le taux de l’intérêt légal (5 et 6 pour cent) dépasse aujourd’hui le taux habituel des prêts hypothécaires et même de la plupart des prêts sur simples billets.
Par conséquent, le créancier qui bénéficie actuellement de la loi de 1807 se trouve avoir droit à un intérêt qu’il n’obtiendrait que bien rarement par l’emploi de ses capitaux.
DEUXIÈME SYSTÈME. — Adoption des taux votés par la Chambre.
Avec la très grande majorité des Cours et Tribunaux, le Conseil d’État a exprimé l’avis que l’abaissement de l’intérêt légal à 3 pour cent en matière civile, à 4 pour cent en matière commerciale, aurait de graves inconvénients, car ces intérêts ne répondraient pas à la réalité des faits.
Le législateur a sans doute le devoir de tenir compte de la baisse sérieuse et persistante, depuis un certain nombre d’années, du taux de l’intérêt ; ce fait économique peut donc justifier la réduction de l’intérêt légal, mais à condition que cette réduction n’ait lieu qu’avec mesure.
Or, cette mesure serait certainement dépassée, si les chiffres proposés par la Chambre étaient acceptés.
En effet, la diminution ne serait pas moindre de 40 pour cent dans un cas, de 33 pour cent dans l’autre.
Cette réduction, opérée sans transition, risquerait de troubler la situation économique du pays et de porter atteinte à des intérêts respectables.
Les débiteurs auraient avantage à retarder leur libération afin de profiter du taux réduit des capitaux dont ils conserveraient indûment la disposition.
TROISIEME SYSTEME. — Opinion intermédiaire.
Après avoir constaté que le loyer des capitaux a été en décroissant depuis un certain nombre d’années, que le taux de l'intérêt fixé en 1807 n’est plus en rapport avec la réalité des faits, la grande majorité des corps judiciaires et le Conseil d’État ont donné des avis qui peuvent se résumer ainsi :
Il est opportun de réduire le taux de l’intérêt légal ;
Cette réduction ne doit pas dépasser 1 pour cent de l’intérêt légal actuel ;
Cet abaissement étant plus modéré ne présente pas les dangers de celui qui avait été adopté par la Chambre ;
Il répond à la situation économique du pays et à l’état de l’opinion :
En conséquence, il y a lieu de fixer le taux de l’intérêt légal à 4 pour cent en matière civile, à 5 pour cent en matière commerciale, c’est-à-dire au taux demandé par la proposition Etcheverry en 1891 et par les propositions Rouanet et Lacombe en 1894.
Ce taux d’intérêt se rapproche de celui qui a été adopté par plusieurs législations étrangères : C’est ainsi que la Belgique, après avoir, par la loi du 5 mai 1865, édicté la liberté de l’intérêt conventionnel a, par la loi du 20 décembre 1880, décidé la réduction de l’intérêt légal à 4 1/2 en matière civile et a 5 pour cent en matière commerciale.
En Hongrie, la loi du 20 juin 1895 a abaissé l’intérêt légal en toute matière de 6 pour cent à 5 pour cent.
Le Code civil allemand, 18 août 1896, autorise la liberté de l’intérêt conventionnel, mais fixe à 4 pour cent l’intérêt légal.
Deuxième question soumise à l'enquête. « Est-il utile d’inscrire dans la loi une disposition
« qui laisserait aux tribunaux la faculté d’allouer au
« créancier, dans les cas prévus par l'article 1153 du Code
« civil, un intérêt supérieur au taux légal sans que ce taux
« puisse, toutefois, dépasser 5 pour cent en matière civile et
« 6 pour cent en matière commerciale ? »
La grande majorité des avis a été défavorable à l’addition proposée à la loi, par les motifs suivants :
Les articles 1147 et suivants édictent les règles concernant les dommages et intérêts dus en cas d’inexécution ou de retard dans l’exécution des obligations.
C’est par exception au droit commun établi par ces articles que l’article 1153 stipule que, dans les obligations qui se bornent au paiement d’une certaine somme, les dommages et intérêts résultant du retard ne consistent jamais que dans la condamnation aux intérêts fixés par la loi.
Le législateur a pensé que, le plus souvent, il est difficile de déterminer le dommage résultant d’un retard de paiement, que par suite il est préférable de fixer à forfait la réparation due au créancier au moyen de l’allocation d’un intérêt représentant le profit que, d’après le cours ordinaire des capitaux, le créancier aurait pu obtenir de la somme qui lui était due.
Si l’addition soumise à l’enquête était adoptée, si, pour réparer le préjudice résultant d’un simple retard dans le payement d’une somme d’argent, les tribunaux étaient autorisés à allouer un intérêt supérieur au taux légal, cet intérêt, fût-il même limité, la faculté donnée aux tribunaux aurait pour effet, en substituant un intérêt compensatoire à l’intérêt moratoire édicté par l’article 1153, d’abroger, en partie, la règle du forfait au moyen de laquelle le législateur a voulu éviter les difficultés de la preuve du préjudice et de l’évaluation des dommages-intérêts.
Cette raison est reproduite de Domat (Lois civiles, page 259 et de Pothier (n° 170) ; le forfait est en effet une règle déjà ancienne que les rédacteurs ont empruntée, sans la discuter, à la jurisprudence antérieure.
La règle du forfait a été conservée par l’Italie (art. 1231, par le Portugal (art. 720), par la Hollande (art. 1286).
Mais les difficultés qui ont motivé cette règle n’ont pas arrêté d’autres législations étrangères.
C’est ainsi qu’en Bavière, depuis 1867, il est admis que le créancier a le droit de prouver que son préjudice est supérieur aux intérêts moratoires.
Le Code saxon a consacré la même règle (art. 172) et, sur la demande des Chambres de commerce allemandes, la même disposition a été rendue applicable à tout l’Empire par l’article 288 du Code civil allemand promulgué le 18 août 1896 ; d’après cet article les dettes d’argent sont productives d’un intérêt de 4 pour cent à partir de la mise en demeure, mais des dommages supérieurs peuvent être alloués.
Le Code fédéral suisse (art. 121) contient une disposition analogue.
Si notre législation s'est laissée distancer, sur ce point, par quelques législations étrangères, on doit constater que, depuis longtemps,
la jurisprudence a corrigé les principaux abus qui auraient pu résulter d’une interprétation trop étroite de l’article 1153.
La doctrine et la jurisprudence sont en effet d’accord pour reconnaître que l’article 1153 ne fait pas obstacle à ce que le créancier d’une somme d’argent puisse invoquer le droit commun et obtenir la réparation du préjudice résultant de toute autre cause que le simple retard.
D’après cette jurisprudence, la disposition restrictive de l’article 1153 ne reçoit son application qu’autant qu’on ne rencontre pas dans les agissements du débiteur, par exemple dans des actes dolosifs qui pourraient lui être imputés, une autre cause de dommages-intérêts.
Cette interprétation est constante : voir notamment Laurent, (1. 16, n° 309) et nous lisons dans Aubry et Rau ( 1. 4, page 108 ) : « Le créancier auquel son débiteur a porté préjudice par des procédés vexatoires et des contestations blâmables peut, pour la réparation de ce préjudice, obtenir des dommages-intérêts distincts des intérêts moratoires auxquels il a droit en raison du retard apporté au paiement de la somme à lui due. »
Dans le même sens, nous pourrions énumérer de très nombreux arrêts, depuis un arrêt de rejet du 8 août 1832 (Sir. 32.1.741), jusqu’à un arrêt de Cass. du 29 juin 1896 (Gazette du Palais, 96. 2. 140.)
C’est ainsi que par un arrêt du 1 er février 1864 (Sir. 64. 1. 62), la Cour de Cassation a posé en principe que si le simple retard ne peut donner lieu qu’aux intérêts moratoires prévus par l’article 1153, un fait du débiteur, pouvant être imputé à faute doit tomber sous le coup de la répression édictée par l’article 1382 et peut justifier une condamnation à des dommages-intérêts distincts des intérêts moratoires.
Parmi les arrêts plus récents, rendus dans le même sens, on peut citer deux arrêts de Cassation, l’un du 30 octobre 1889 (D. 90. 1. 184), l’autre du 11 juin 1890 (D. 90. 1. 324) qui peuvent se résumer ainsi :
Résister à une action bien fondée est un droit, mais si l’exercice de ce droit constitue un acte de malice ou de mauvaise foi ou au moins un acte d’erreur grossière équivalente au dol, l’exercice de ce droit dégénère en faute pouvant donner lieu à des dommages-intérêts. Dans ce cas, en effet, la faute du débiteur consiste, non seulement dans le retard, mais dans un quasi délit indépendant du contrat. On se trouve donc alors en présence de deux causes de dommages et intérêts, l’une provenant du simple retard, l’autre de la résistance calculée et sans excuse du débiteur.
Cette jurisprudence étant ainsi établie, il ne paraît pas utile de donner aux tribunaux l’autorisation d’élever le taux de l’intérêt légal dans le cas prévu par l’article 1133, celui de simple retard du paiement d’une somme d’argent.
Après avoir rappelé cette jurisprudence, plusieurs cours, notamment celles de Rouen et de Douai, ont émis le vœu que, tout en maintenant la règle du forfait édictée par l’article 1153, une disposition législative, sanctionnant les solutions réitérées de la Cour suprême, stipule expressément, en faveur du créancier, la faculté d’obtenir une réparation équitable du préjudice qu’il a éprouvé par la faute intentionnelle de son débiteur.
L’examen des questions concernant l’application de l’article 1153 a suggéré la proposition d’une autre modification, celle-ci relative au point de départ de l’intérêt moratoire.
Actuellement, d’après le dernier paragraphe de cet article, les intérêts ne sont dus que du jour d’une demande en justice ou de la citation en conciliation suivie d’une demande en justice dans le mois à dater de la non-conciliation (art. 57 du Code de procédure).
Il y a dans cette restriction une dérogation au droit commun que rien ne semble justifier.
En effet, d’après le droit commun (art. 1139), la sommation et le commandement sont considérés comme une mise en demeure suffisante pour faire courir les dommages-intérêts moratoires.
Il en est de même en ce qui concerne certaines obligations de sommes d’argent.
C’est ainsi, par exemple, qu’une simple sommation suffit, d’après l’article 474, paragraphe 2, pour faire courir les intérêts de la créance du mineur contre son tuteur, et d’après l'article 1652 pour faire courir les intérêts d’un prix de vente.
Non seulement la dérogation au droit commun édictée par l’article 1153 n’est pas justifiée, mais elle a un grave inconvénient, elle oblige le créancier qui veut faire courir les intérêts à faire supporter par son débiteur les frais toujours onéreux de l’introduction d'une instance judiciaire.
Conclusion. Après une étude approfondie des délibérations des Cours et Tribunaux et de l’avis du Conseil d’Etat, votre Commission a adopté les conclusions de la grande majorité des magistrats consultés, ainsi que les deux modifications proposées au texte de l’article 1153, l'une relative au point de départ des intérêts, l’autre ayant pour objet de généraliser la jurisprudence constante de la Cour suprême en cas de dol du débiteur.
En conséquence, en raison des considérations exposées ci-dessus, nous avons l’honneur de vous proposer l’adoption des dispositions suivantes :
PROPOSITION DE LOI Article premier (1).
L’intérêt légal sera en matière civile de 4 pour cent, et en matière de commerce de 5 pour cent.
Art. 2.
Les articles suivants du Code civil sont modifiés et complétés ainsi qu’il suit :
Art. 1153. — Dans les obligations qui se bornent au payement d’une certaine somme, les dommages et intérêts résultant du retard dans l’exécution ne consistent jamais que dans la condamnation aux intérêts fixés par la loi, sauf les règles particulières au commerce et au cautionnement.
Ces dommages et intérêts sont dus sans que le créancier soit tenu de justifier d’aucune perte.
Ils ne sont dus que du jour de la sommation de payer, excepté dans les cas où la loi les fait courir de plein droit.
Le créancier auquel son débiteur en retard a causé, par sa mauvaise foi, un préjudice indépendant de ce retard, peut obtenir des dommages et intérêts distincts des intérêts moratoires de la créance.
Art. 1904. — Si l’emprunteur ne rend pas les choses prêtées ou leur valeur au terme convenu, il en doit l’intérêt du jour de la sommation ou de la demande en justice.
Art. 3.
Les dispositions contraires à la présente loi sont abrogées.
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Voilà donc ce que nous dit le Législateur lui-même sur sa propre loi !
C'est un texte vraiment très clair et très instructif, je suis sûr que vous cernez probablement plus facilement le sens de l'article 1231-6 du code civil ( anciennement donc article 1153 ).
C'est bien
la CAUSE du préjudice qui importe et par extension la CAUSE du retard qu'il faut rechercher afin de savoir si oui ou non le débiteur doit être pénalisé par des dommages et intérêts distincts des intérêts moratoires.
La doctrine et la jurisprudence sont en effet d’accord pour reconnaître que l’article 1153 ne fait pas obstacle à ce que le créancier d’une somme d’argent puisse invoquer le droit commun et obtenir la réparation du préjudice résultant de toute autre cause que le simple retard.
D’après cette jurisprudence, la disposition restrictive de l’article 1153 ne reçoit son application qu’autant qu’on ne rencontre pas dans les agissements du débiteur, par exemple dans des actes dolosifs qui pourraient lui être imputés, une autre cause de dommages-intérêts.
Ainsi si la CAUSE du retard est principalement dûe à de mauvais agissements du débiteur, c'est une faute qui peut être réparée au visa de l'article 1382 du code civil.
(...)
C’est ainsi que par un arrêt du 1 er février 1864 (Sir. 64. 1. 62), la Cour de Cassation a posé en principe que si le simple retard ne peut donner lieu qu’aux intérêts moratoires prévus par l’article 1153, un fait du débiteur, pouvant être imputé à faute doit tomber sous le coup de la répression édictée par l’article 1382 et peut justifier une condamnation à des dommages-intérêts distincts des intérêts moratoires.
Parmi les arrêts plus récents, rendus dans le même sens, on peut citer deux arrêts de Cassation, l’un du 30 octobre 1889 (D. 90. 1. 184), l’autre du 11 juin 1890 (D. 90. 1. 324) qui peuvent se résumer ainsi :
Résister à une action bien fondée est un droit, mais si l’exercice de ce droit constitue un acte de malice ou de mauvaise foi ou au moins un acte d’erreur grossière équivalente au dol, l’exercice de ce droit dégénère en faute pouvant donner lieu à des dommages-intérêts. Dans ce cas, en effet, la faute du débiteur consiste, non seulement dans le retard, mais dans un quasi délit indépendant du contrat. On se trouve donc alors en présence de deux causes de dommages et intérêts, l’une provenant du simple retard, l’autre de la résistance calculée et sans excuse du débiteur.